L’Art face au corps

Par Audrée Juteau, commissaire

Bien que l’on confère historiquement à la médecine occidentale une connaissance objective du corps, ses images médicales et ses diagnostics qui en résultent émergent malgré tout d’un contexte social, avec ses normes et ses discours spécifiques, lesquels se transforment à travers le temps. Des catégories médicales ne cessent d’apparaître et de disparaître et ce n’est pas toujours une résultante de l’évolution de la science, mais d’un contexte social changeant. Par exemple, l’homosexualité et l’hystérie qui ont disparu en tant que catégories médicales ou alors les symptômes prémenstruels et l’hyperactivité comme nouvelles catégories portant à discussion. Reconnaissant l’indéterminé et l’impossibilité de figer le corps dans une identité donnée, les artistes réuni-es dans l’exposition « L’Art face au corps » abordent de façon organique la représentation du corps sous l’angle de sa transformation, de son esthétisation, et de son pouvoir critique des normes de la société.

Montserrat Duran Muntadas transforme un diagnostic médical en discours poétique et critique en créant des corps en mutation alliant le verre et le tissu rembourré; deux matériaux qui se transforment entre eux à travers un jeu de transparence. Étienne Saint-Amant transforme le discours médical en discours esthétique en créant des œuvres à partir d’IRM de cerveaux qu’il transforme à partir de manipulation scientifique et esthétique. Katia Martel et Marc Boutin transforment une intervention médicale en discours esthétique qui vient bousculer le rôle traditionnel de parure du bijou au corps à travers une documentation photographique et une recherche formelle et conceptuelle en bijou contemporain inspiré par la cohabitation involontaire entre corps et anomalies cellulaires. Claude-Olivier Guay, d’inspiration plus philosophique, nous propose une série de sculptures en fil d’acier aux identités multiples, pouvant passer de référents anatomiques humains à référents animaux; évoquant une identité en constante transition et transformation. Cette transformation est ensuite dépliée à travers des animations vidéo. Inspirée par les œuvres des artistes réuni-es, Audrée Juteau proposera une courte performance portant sur l’aspect transformationnel du corps face à son environnement.

L’art et la médecine ont longtemps collaboré dans la création des planches anatomiques, dans la représentation du corps visible comme invisible empreinte de la subjectivité de l’artiste. Si les nouvelles technologies ont remplacé le travail de l’artiste dans l’imagerie médicale, ce qui continue de relier ces deux domaines aujourd’hui est la question du corps. Mais quel corps ? Car si le corps peut être un objet de codification culturelle et sociale, tout comme le sont les images et diagnostics médicaux, le corps peut aussi s’avérer être un lieu de résistance des codes, de par sa nature transformationnelle. Et en tant que commissaire qui vient du domaine de la danse, bien sûr, cette question du corps et de sa puissance de transformation rencontre mes propres intérêts. Si la transformation est inhérente au corps, comme le chorégraphe Xavier Le Roy propose, la danse serait l’expression de cette « transformabilité immanente au corps et au sujet. […] « Le corps et son sujet se montrent comme une impossibilité de (se) saisir, comme une impossibilité de fixation. »

Cette notion d’impossibilité de l’objet et du sujet de se saisir se retrouve au cœur du concept de corps étranger dans le travail de Katia Martel et Marc Boutin. Comment une partie du corps peut-elle être définie comme étrangère à elle-même ? Et comment les artistes, dans la création de bijoux contemporains inspirés de cette cohabitation involontaire entre corps et anomalies cellulaires, se réapproprient ces corps étrangers comme sujets et leur donnent-ils une réalité empreinte de leur subjectivité. Et à travers une documentation photographique, ils font d’une intervention chirurgicale leur propre sujet de recherche. Le bijou n’est plus que parure au corps, mais il est corps lui-même, réapproprié et transformé. Le bijou résiste au rôle traditionnel de parure, le corps résiste à être étranger à lui-même, à se donner comme sujet exclusif à la médecine.

Dans le travail d’Étienne Saint-Amant, le corps résiste à être sujet exclusif à la médecine certes, mais alors l’imagerie médicale n’est plus objet exclusif de la médecine occidentale. Dans la série « Connectivité », l’artiste se réapproprie des IRM de cerveau (dont certaines sont les siennes) et les transforment en discours esthétique à travers des manipulations mathématiques et structurelles du réseau de matière. Le travail d’Étienne, inspiré par le travail de la lumière de peintres du 18 et 19e siècle, semble aussi s’inspirer des planches anatomiques. La subjectivité que l’artiste injecte dans les IRM fait clin d’œil à l’objectivité qu’on voudrait octroyer aux images médicales aujourd’hui grâce aux nouvelles technologies. Mais même ces images sont des interprétations de ce que peut être ce corps invisible à l’œil. Le choix du cerveau comme image de départ dans les œuvres d’Étienne amène un apport important dans cette exposition en nous rappelant la plasticité de cet organe. Le cerveau, organe dont la structure est en « constante modification selon les interactions et évènements que nous vivons » (Étienne), fait état d’une malléabilité, d’une indissociabilité de l’être à son environnement et nous rappelle alors objectivement l’impossibilité d’une identité figée.

Pour l’artiste Montserrat Duran Muntadas, c’est un diagnostic médical d’une malformation menaçant sa fertilité qui se voit déclencheur de sa série « Entrailles ». Posant un regard critique sur la pression sociale sur le corps de la femme, l’artiste questionne la normalité, notamment « qu’est-ce qu’être une femme normale aujourd’hui » alors que l’anomalie, comme elle le suggère, en vient à représenter la norme tant la maladie est une condition partagée. Les questions du corps et de la transformation prennent divers sens et formes dans les oeuvres de l’artiste. Au sein même de ses sculptures, les matériaux se transforment entre eux. L’alliage du tissu rembourré et du verre soufflé se transforment l’un et l’autre à travers un jeu de transparence et de texture et donne lieu à des êtres, des corps ludiques avec lesquels le « difforme devient ornement et les notions d’espace intérieur et d’ « art viscéral » deviennent littérales. » (Montserrat Duran) L’artiste transforme ainsi un diagnostic médical en discours poétique. Souffleuse de verre de formation, le choix de travailler avec du tissu n’est pas anodin pour l’artiste comme elle vient d’une famille qui travaillait dans le textile. Divers corps se rencontrent et discutent : le corps de l’héritage familial et culturel, le corps transformé et le corps comme lieu de résistance, notamment à la norme.

La précision anatomique des sculptures de Claude-Olivier Guay laisserait croire être le lien à la médecine dans le cadre de cette exposition, mais c’est plutôt dans la vie organique de la matière et le corps entrevu sous l’angle de sa transformation que les œuvres prennent plutôt leur sens ici. Inspiré par une philosophie moniste (l’unicité indivisible de l’être), l’artiste s’intéresse à une relation symbiotique de l’être à son environnement, et nous propose des corps en perpétuel passage d’un état de matière vers un autre. Ces sculptures en fil d’acier se transforment de référents humains et animaux et le passage de ces transformations nous est donné à voir à travers des animations vidéo projetées. Processus et production se font écho. Faites à la main, les sculptures résultent d’un long processus méticuleux qui s’étale dans le temps et renvoie à la durée réelle de la décomposition de la matière organique; un temps lent et constant. Le corps matière devient mouvement, l’identité insaisissable comme elle se transforme constamment. On s’approche le plus de la question du corps chez Spinoza, philosophe du monisme, comme il la pose en terme de puissance. La question du corps n’est plus qu’est-ce que le corps, mais de quoi le corps est-il capable ? Humains comme animaux, tous se distinguent par « ce qu’ils peuvent », plus ou moins. Et « ce qu’ils peuvent » change constamment, selon les rencontres qu’ils font, selon le contexte, selon leur rapport à l’environnement.